Une Mère de Souvenirs

            « Madame Pélissier,

Suite à vos examens réalisés à l’hôpital Saint-Roch, datés du 19 juin 1990, je tenais à vous informer personnellement des résultats. Vous trouverez ci-joint l’analyse détaillée. Je suis au regret de vous annoncer que nous vous diagnostiquons la maladie d’Alzheimer. Nos observations montrent que le stade de la maladie est intermédiaire. Je tiens à vous assurer que nous allons vous prendre en charge avec tous les moyens à notre disposition. Votre état peut être stabilisé, et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous garantir la plus faible gêne possible dans votre quotidien.

Je vous propose de prendre rendez-vous à l’hôpital pour en discuter en détails et répondre à toutes les questions que vous et votre famille pourriez avoir.

Dans l’attente de vous recevoir, veuillez agréer mes sentiments distingués.

Professeur Leroy « 

Jeanne reposa la lettre du docteur Leroy devant elle. Elle poussa un soupir. Ses inquiétudes se confirmaient. Impuissante, elle allait devenir folle à petit feu, perdre un à un les précieux souvenirs qui emplissaient son cœur de vieille dame. Jeanne ne craignait pas la mort, mais elle craignait l’oubli.

La septuagénaire se leva brusquement. À son âge, elle possédait encore l’énergie et la forme pour se déplacer sans la moindre assistance. Elle n’avait rien perdu de son élégance et de sa force de caractère. Sa hargne, elle l’avait affutée des années auparavant, pendant la guerre, au sein des FFI, les Forces Françaises de l’Intérieur. Cette expérience l’avait transformée à tout jamais. Une des rares femmes distinguée par la médaille de la Résistance, elle était la fierté de ses proches et l’héroïne de ses petits-enfants.

Elle ne parlait pourtant pas beaucoup de la guerre. Elle gardait ses souvenirs, et ses secrets, précieusement enfouis. Ce diagnostic médical ravivait une flamme lointaine, dissimulée dans les recoins de son esprit malade. Des images, verrouillées à double tour, dans le but de protéger ses proches.

Une larme coula sur la joue de Jeanne. Elle ne voulait pas l‘oublier.

La vieille dame se dirigea dans sa chambre et tira une valise poussiéreuse, rangée sous son lit. Elle ouvrit la lourde malle, emplie d’objets abandonnés depuis longtemps et vida le bric-à-brac. Elle souleva un double fond caché et récupéra une petite photo portrait noire et blanche, jaunie par le temps. Elle observa le cliché. Un jeune soldat y figurait. Il portait sa casquette, surmontée d’une tête de mort, légèrement de travers. L’homme ne souriait pas et une subtile mélancolie émanait de son regard, perdu dans le lointain. Jeanne saisit un crayon à papier et écrivit un nom au dos de la photo.

Ludwig von Stauffenberg

Jeanne cacha le cliché et saisit son téléphone.

Bip, bip.

— Viens me voir, il faut qu’on parle.

Lina Pélissier stationna sa voiture dans l’allée, devant sa maison d’enfance. Elle entra dans le jardin et referma le portail derrière elle. Cet endroit lui rappelait beaucoup de souvenirs. Nostalgique, elle se revoyait courir après ses frères sur le gazon bien vert et humide.

Sa mère ouvrit la porte avant qu’elle n’ait le temps de frapper. Elle attendait sa visite. Les deux femmes s’étreignirent.

— As-tu bien refermé le portail ? s’enquit Jeanne.

— Oui maman, c’est fait. Depuis combien de temps Alain et François ne sont pas venus tondre ?

— Hein ? Tondre ? Je ne sais pas, je ne sais pas… As-tu refermé le portail Lina ?

Lina soupira.

— Oui maman, c’est fait.

Jeanne opina, satisfaite. Elle tendit une lettre à sa fille.

— Tiens, lis, ordonna-t-elle.

Lina prit connaissance du diagnostic à son tour. L’évidence au grand jour. Elle prit la main de sa mère et la serra dans la sienne.

— On va prendre rendez-vous avec le docteur d’accord ? Où est ton carnet téléphonique ?

Jeanne lui indiqua une pile de papiers en tout genre. Lina leva les yeux au ciel et commença à fouiller. Coincée entre deux feuillets, une photo tomba à ses pieds. Un jeune soldat allemand, vêtu de l’uniforme nazi, y posait. Interpelée, Lina récupéra le cliché et l’observa un instant. Au dos, un nom : Ludwig von Stauffenberg. Elle reconnaissait l’écriture de sa mère.

— Maman ? appela-t-elle. Qui est-ce ?

La vieille dame s’approcha et s’arrêta net.

— Où as-tu trouvé ça ? interrogea-t-elle en haussant la voix.

Lina, surprise par la réaction de sa mère, reposa sa question.

— C’est ton écriture maman, qui est cet homme ? Tu l’as connu pendant la guerre ?

Les yeux de Jeanne devinrent brillants et elle réprima un sanglot. Lina, démunie, ne comprenait pas l’origine du trouble de sa mère.

— Qui y-a t’il maman ?

Jeanne s’assit sur son canapé et sécha ses larmes encore chaudes.

— Il faut que je te parle. Depuis des années, j’ai trop attendu. Je…

Lina passa une main dans le dos de sa mère pour la rassurer. Jeanne reprit :

— J’ai peur de l’oublier tu comprends ? Je l’ai aimé si fort. Ludwig, dit-elle en pointant la photo, a été mon premier amour. Nous avons partagé quelques mois ensemble, et je pensais m’en souvenir pour toujours.

 Lina déglutit.

— Tu as eu une liaison avec cet homme pendant l’occupation ?

Jeanne fixa sa fille dans les yeux.

— Pas juste une liaison ma fille, une histoire d’amour. Et… le fruit de cet amour, c’est toi.

Lina sentit son monde s’effondrer en une fraction de seconde. Toute son identité, fondée sur un mensonge. Le château de carte dégringola dans un chaos sans nom. Enfant illégitime d’un Nazi. Elle se revoyait sauter dans les bras de son père étant petite. Elle se sentit soudain si reconnaissante qu’il l’ait élevée comme sa fille. Elle aurait aimé le reprendre dans ses bras et lui dire à quel point elle l’aimait. Une fureur sourde s’empara d’elle. Qu’est-ce qui prenait sa mère ? Avouer son secret sur un coup de tête. Pulvériser son enfance en un clin d’œil !

Jeanne voyait la détresse de sa fille. Elle voulu lui expliquer combien elle regrettait de ne jamais lui avoir parlé, lui dire sa faiblesse, comment elle avait décidé de ne plus jamais évoquer Ludwig, pour ne plus souffrir. Enterrer sa douleur et l’ignorer, tel avait été son choix. Se protéger. Egoïste. Pour se rassurer, elle avait imaginé épargner sa fille et son mari. Mais la maladie, la dévoreuse de souvenirs, lui faisait prendre conscience de l’inexorable. Elle allait oublier Ludwig. Sa mémoire, déjà si fragile, ne résisterait pas au monstre qui la rongeait patiemment. 

— Mes souvenirs, cette photo et toi, ce sont les dernières choses qu’il me reste de lui. Je voudrais que tu saches à quel point je l’ai aimé. Tu en es la preuve Lina. Bien sûr, la guerre nous a toujours séparés. J’étais dans la Résistance, lui dans l’armée allemande, le temps nous était compté. Un jour, il a compris que j’étais dans les FFI avec ton oncle Marcel. Nous étions sur le point de nous faire arrêter par la Gestapo. Ludwig nous a aidés à rejoindre Londres, et je ne l’ai jamais revu. J’ai compris que j’étais enceinte après mon arrivée en Angleterre.

Lina se fit violence pour ne pas couper la parole à sa mère, par respect pour elle, mais elle refusa d’en entendre plus. Hors d’elle, assiégée par une horde de sentiments contradictoires, elle quitta la maison sans un mot.

La pluie tombait drue. Le ciel noir envoyait des milliers de petites gouttes s’écraser par terre. Le sol ruisselait, détrempé. Les fleurs négligées par les familles se gorgeaient d’une eau salutaire, enfin abreuvées en pleine sécheresse estivale.

Lina fixait la pierre tombale de son défunt père.


Jacques Pélissier

1920-1983

Elle soupira bruyamment. Sept ans déjà… Il lui manquait. Son rire jovial, sa bonne humeur, ses histoires d’enfance.

Les gravillons crissèrent à ses côtés. Sa mère, un parapluie à la main, s’attarda sur les lettres dorées calligraphiées. Les deux femmes restèrent silencieuses un moment.

Lina se tourna vers sa mère.

— Café ? proposa-t-elle.

La colère était passée. Tel un orage éphémère, elle laissait place à une vague d’interrogations.

— J’ai des questions à te poser, et je veux que tu y répondes sans rien me cacher,  exigea Lina en recevant son expresso brûlant. La bonne odeur de café chatouilla ses narines. Sa mère acquiesça. Le cœur battant, Lina commença.

— Papa savait-il qui est mon vrai père ?

— Oui, je ne lui ai jamais rien caché.

— A t’il exigé que tu ne me dises pas la vérité ?

— Non. Il m’a laissé le choix.

— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé avant alors ? Pourquoi je retrouve cette photo aujourd’hui ?

Jeanne déglutit, son cœur pesait lourd.

— J’ai épousé Jacques quand tu avais presque deux ans. À cette époque, je commençais à peine à me reconstruire. Penser à Ludwig me faisait beaucoup souffrir. Secrètement, une part de moi l’aimait encore et espérait qu’il réapparaisse dans ma vie. Le temps a passé, et bien sûr, il n’est jamais réapparu. J’ai appris à aimer ton père, tu as grandi, tes frères sont nés, on était une famille. J’ai passé de très belles années. Mais je n’ai jamais oublié Ludwig, je n’y arrivais pas, et je culpabilisais, soupira Jeanne. Quand tu es devenue adulte, j’avais peur de te le dire, peur de ta réaction. Je ne voulais pas blesser ton père. Cette histoire était devenue taboue après toutes ces années, enfouie.

Jeanne essuya une larme qui perlait au coin de son œil, elle poursuivit :

— Quand j’ai reçu la lettre du docteur, j’ai compris que j’allais oublier Ludwig pour toujours. Je me suis accrochée si fort à mes souvenirs de lui, toute ma vie. Je vais le perdre, une deuxième fois. Alors, j’ai ressorti la photo pour écrire son nom, m’assurer de ne pas l’oublier, au moins son nom. Je pensais t’écrire une lettre pour t’expliquer, te la léguer pour que tu la retrouves une fois que je serai totalement folle. Je voulais éviter de t’affronter. Mais je suis stupide et égoïste. Je le regrette. 

Lina avait beaucoup réfléchi depuis l’aveu de sa mère. Elle s’était juré de ne pas la blâmer. Comment aurait-elle réagit à sa place ? Elle respectait sa mère pour tout ce qu’elle lui avait donné. Elle aimait cette femme qu’elle savait si forte

— Tu n’as pas essayé de le retrouver ? demanda Lina.

— Non. J’y ai pensé au début, mais je ne connaissais pas grand-chose de lui, et puis c’était très compliqué en 45. Une fois mariée, je n’aurais jamais fait ça à ton père et après son décès à quoi bon ? Je suis une vieille dame, sourit-elle tristement. Et je n’ai jamais su s’il était toujours de ce monde.

Lina fixa sa mère. Au fond, elle la comprenait. Elle imaginait la déchirure, le poids de ce secret, de ses regrets, supportés toute sa vie. Elle voulait l’aider à y repenser de manière plus douce, tant qu’elle le pouvait encore.

— Alors revivons ensemble votre histoire. Raconte-moi tes souvenirs si précieux, et je pourrai te les rappeler quand ils s’évaporeront.

Lina n’avait pas vu tant de bonheur dans les yeux de sa mère depuis des années. Elle constata la joie immense qui illumina son visage à l’idée de s’autoriser, enfin, à revivre leur histoire, à la transmettre. Profiter pleinement du temps restant, chérir sa passion lointaine, une dernière fois.

Jeanne conta. Elle conta tout. Sa rencontre avec Ludwig dans le restaurant des ses parents, à Paris, en juin 1940. Leur passion commune pour la littérature et la poésie. Leurs nombreuses ballades au jardin des plantes, à lire des vers, analyser des textes, puis à se raconter leur vie. Leurs deux années de séparation, causées par le départ de Ludwig pour Berlin. Leurs retrouvailles à Paris. Leur amour grandissant. Leur escapade à Deauville. Tout.

Lina passa des heures à écouter sa mère durant leurs « sessions ». Elle mesura le peu qu’elle savait d’elle avant de l’écouter raconter son histoire. Elle redécouvrit sa mère et apprit à connaître son père biologique. Une anecdote après l’autre, Lina se vit naître dans le récit. Puis, sa mère lui raconta comment son implication dans la Résistance avait causé la perte de son histoire d’amour. Lina vibra et pleura. À l’unisson avec sa mère, elle ressentit sa nostalgie, sa tristesse, mais aussi sa joie. Elle comprit toute sa détresse à l’idée d’oublier.

Dans les mois qui suivirent, l’état de Jeanne s’aggrava. Elle commença à oublier des petites choses sans importance. Puis elle oublia ses amis, ses souvenirs devinrent de plus en plus flous. Elle oublia l’âge de ses enfants, puis se mit à confondre les prénoms de ses proches. Auprès d’une famille impuissante, la femme qu’elle était disparaissait, avalée par le temps. Les éclairs de lucidité se firent de plus en plus rares. Elle fut placée dans une maison spécialisée. Par intermittence, elle cessa même de reconnaître ses enfants, qui abandonnaient tout espoir.

Pourtant une idée fixe…

Lina actionna la sonnette. Elle entendit le cri strident raisonner à travers la porte. Son cœur accéléra. Elle patienta quelques instants. Un homme aux cheveux blanc neige, de belle carrure, lui ouvrit. Elle le regarda fixement.

Guten Tag, dit-il poliment.

Lina déglutit. Elle sortit une photo de sa poche et la lui tendit.

— Etes-vous Ludwig von Stauffenberg, est-ce bien vous sur cette photo ?

Le vieil homme plongea son regard dans le sien, incrédule.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il avec un léger accent germanique.

— Je m’appelle Lina Pélissier. Je crois que vous avez bien connu ma mère, Jeanne Duhamel, pendant la guerre.

Les yeux de Ludwig devinrent humides. Lina perçut sa tristesse soudaine.

— Vous êtes la fille de Jeanne ? Oui, j’ai bien connu votre mère, vous lui ressemblez beaucoup, constata-t-il en souriant. Venez, entrez, entrez.

Ils s’installèrent à la table du salon, une tasse de thé bien chaude entre les mains.

— Dites-moi tout, que faites-vous ici ? Comment va Jeanne ?

— Pas fort hélas. Ma mère souffre de la maladie d’Alzheimer.

Ludwig passa une main sur son visage.

— C’est terrible, je suis navré.

— Herr von Stauffenberg, je suis à votre recherche depuis plusieurs mois. J’espérais pouvoir vous rencontrer parce que… je suis votre fille.

Le vieil homme cessa de respirer un instant. Son regard s’emplit de tendresse. Il saisit la main de Lina avec délicatesse et versa une larme.

— Je suis honoré de faire votre connaissance Lina. Merci de m’avoir trouvé, merci.

Jeanne observait le jardin, paisible. Les odeurs du printemps emplissaient l’air. Elle appréciait le ballet harmonieux des papillons colorés, le butinage discret des abeilles. La blancheur immaculée des cerisiers en fleur sublimaient le spectacle. Jeanne se sentait bien, reposée.

Une femme s’approcha d’elle avec douceur et s’assit à ses côtés. Elle était belle, rayonnante, en pleine force de l’âge.

—  Maman, dit-elle. Je suis venu avec quelqu’un.

Elle fit signe à un homme d’avancer. Elégant, bien vêtu, il se tenait droit. Une subtile mélancolie émanait de son regard. Le cœur de Jeanne s’emballa. Il se réveillait d’un coup et lui envoyait un message indéchiffrable. Jeanne se concentra, troublée. Elle connaissait cet homme. De brefs flashs, éphémères, parvinrent à percer les méandres de sa mémoire défaillante. La vieille dame se leva et saisit la main de l’homme. Tout devint clair.

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